Les artistes québécois et canadiens sont déjà, et depuis longtemps, discriminés aux États-Unis

Les potentiels nouveaux tarifs douaniers américains sont déjà appliqués aux artistes québécois et canadiens depuis plusieurs décennies.
Cette période d’incertitude, alimentée par les menaces tarifaires des États-Unis, vient s’ajouter à la réalité déjà difficile de la majorité des artistes québécois. Elle génère une anxiété palpable, car ces derniers doivent survivre avec des conditions salariales bien en deçà de ce que leurs compétences et leur expertise devraient légitimement leur rapporter. J’emploie délibérément le mot «survivre», car c’est bel et bien cette réalité que vivent la plupart des artistes de notre territoire.
Lorsqu’on lit les articles qui rapportent les promesses de nos premiers ministres, qui assurent qu’ils «prendront soin de nous» durant cette période de turbulences, on se demande pourquoi ces mêmes responsables n’ont pas encore mis en place des mesures pour remédier à l’injustice flagrante qui existe depuis des décennies entre les États-Unis et le Canada dans le domaine artistique.
Des visas à gros prix
En effet, pour qu’un Canadien puisse donner un concert aux États-Unis, il lui faut un visa de travail. Un visa spécial, le P2, destiné aux Canadiens, est délivré par la fédération américaine des musiciens, dont la Guilde des musiciennes et musiciens du Québec fait partie. Il faut savoir que les délais pour l’obtention d’un P2 selon le processus régulier ont augmenté dernièrement pour atteindre jusqu’à 10 mois.
Les coûts, quant à eux, sont de 510$US + 125$CA. Il est possible de déposer une demande Premium et d’obtenir un visa dans les 30 jours. Les coûts grimpent alors à 510$US + 2805$US + 150$CA.
Concrètement, pour tout musicien québécois, ces coûts et délais signifient qu’il faut renoncer à toute perspective d’engagement aux États-Unis, même si cela pouvait être une occasion précieuse de développer un projet, une carrière, ou de se faire connaître. Il est à noter que le marché de la musique classique est dominé par de grandes agences américaines et anglaises, deux pays où les Canadiens ne peuvent pas travailler librement sans visa.
Pour un musicien en début de carrière ne touchant souvent pas de gros cachets, un engagement aux États-Unis implique des frais considérables, entre le visa, les déplacements et tous les autres coûts associés, rendant le projet largement déficitaire. Certains musiciens peuvent se le permettre, la majorité non.
Le Québec et le Canada offrent certes des aides partielles sous forme de subventions de 1000$ à 1500$, mais le processus est complexe et la majorité des demandes sont rejetées. Pour ma part, après plusieurs refus consécutifs il y a quelques années, j’ai cessé de soumettre mes demandes, découragé par la lourdeur du processus.
Résultat: j’ai pris la décision de ne plus travailler activement sur des projets aux États-Unis depuis plusieurs années, car de toute manière, je ne pouvais pas garantir à des employeurs ou partenaires que mon visa arriverait à temps pour les dates de concerts. Et pénétrer sur le sol américain sans visa pour donner un concert pourrait entraîner des conséquences dramatiques. Je n’ose même pas imaginer les répercussions d’un tel acte sur une carrière.
Lorsqu’on m’invite aujourd’hui aux États-Unis, j’ai deux options: soit annoncer à mon employeur que je prendrai en charge toute la procédure d’obtention du visa et ses coûts, ce qui protégera ma compétitivité vis-à-vis d’un autre artiste américain; soit informer mon employeur des risques associés à cette embauche, à savoir l’incertitude concernant l’obtention d’un visa et des frais considérables, pouvant se chiffrer à plusieurs milliers de dollars. La plupart des orchestres et festivals n’ont ni le personnel ni les ressources pour gérer ces complications et préfèrent donc se tourner vers des artistes américains qui leur éviteront ces tracas.
On n’en demande pas autant aux artistes américains qui viennent ici
En revanche, au Canada, les artistes américains ne sont pas tenus d’avoir un visa pour y travailler, ni même de payer des impôts ou des taxes chez nous, contrairement aux Européens. L’industrie artistique américaine considère déjà le Canada comme son 51e État, et l’industrie canadienne, par sa passivité, lui accorde ce statut.
En réalité, nous sommes devenus une succursale de l’industrie américaine artistique. Les grands orchestres canadiens emploient principalement des artistes américains et ceux représentés par des agences basées aux États-Unis, à New York ou ailleurs. Il en va de même pour les grands festivals. Rappelons que ces entités culturelles majeures reçoivent des subventions substantielles tant fédérales que provinciales. En d’autres termes, l’État canadien et l’État québécois subventionnent indirectement l’engagement massif d’artistes américains.
L’hégémonie américaine sur le marché artistique est tellement dominante que, pour qu’un artiste canadien ou québécois soit réellement considéré comme un artiste de premier plan par une institution canadienne, il doit impérativement être représenté par une agence américaine majeure telle qu’Opus 3, IMG, ou autres. Les grands orchestres canadiens peuvent démentir mes propos, mais il suffit de jeter un œil à leurs sites web pour constater la véracité de mes observations.
Je ne parle même pas des cachets que ces mêmes entités offrent aux artistes d’ici par rapport à ceux qu’elles paient aux artistes américains de qualité comparable… Il suffirait de dire qu’il y a un zéro de plus à gauche de la virgule pour les artistes américains.
C’est donc avec une grande sincérité que je demande à nos gouvernements de nous inclure dans leurs mesures de rééquilibrage économique à l’égard des États-Unis, même si les nouveaux tarifs douaniers ne se concrétisent pas. Je suis convaincu qu’en réduisant l’engagement systématique d’artistes américains, nous offrirons à nos artistes locaux la possibilité de prouver leur talent sur la scène nationale, et de se propulser vers une carrière internationale sans avoir à s’expatrier, comme j’ai dû le faire pour poser les bases de mon avenir.
Photo Chantal Poirier/ Le Journal de Montréal
Alexandre Da Costa
Chef d’orchestre et violoniste soliste
Directeur artistique et chef attitré | Orchestre Philharmonique du Québec
Premier chef invité | Orquesta Sinfónica Sinaloa de las Artes
Directeur artistique | Festival Stradivaria
PDG | Groupe StradEdgy Group inc.