Idéologie, sophismes et aveuglement volontaire: Joseph Facal répond à un collectif de signataires

Cette lettre collective est un morceau d’anthologie. Les signataires ne semblent pas se rendre compte qu’ils illustrent exactement ce que je dénonce.
Le wokisme serait «hypothétique» et il n’y aurait pas de «dérive» en ce sens dans les universités? Comment expliquer les innombrables ouvrages pour cerner le phénomène? Comment expliquer les multiples controverses sur les campus? Tout cela serait le fait de «malades imaginaires»? Mais on connaît le dicton: on peut amener l’âne à la rivière, mais on ne peut le forcer à boire.
25 ans d’expérience
«Incompréhension de ce qu’est le travail scientifique»? J’ai enseigné pendant 25 ans à HEC Montréal. Le propre du travail authentiquement scientifique est que la conclusion n’est jamais connue d’avance. Or, dans l’immense majorité des travaux réalisés au nom des idéaux de diversité, d’équité et d’inclusion, le «coupable» et la «victime» sont connus d’avance: le groupe majoritaire et le groupe minoritaire. C’est donc de la fausse science, malgré le jargon et les références bibliographiques.
En principe, tous se diront favorables à l’équité, à la diversité et à l’inclusion. Je ne connais personne qui soit favorable à l’iniquité, à l’uniformité et à l’exclusion. Le problème est ici triple. D’abord, beaucoup de travaux menés sous la bannière EDI relèvent du militantisme plus ou moins déguisé. Ensuite, dans nombre de facultés et de départements, cette perspective prend pratiquement toute la place, étouffant la liberté académique de ceux qui souhaiteraient s’inscrire dans d’autres courants d’idées. Enfin, on tend à passer sous silence les très nombreux travaux qui démontrent empiriquement l’inefficacité et, souvent, le caractère contre-productif des politiques actuelles pour «sensibiliser les gens à leurs biais» et modifier leurs comportements [Sibony (2025), Dobbin et Kalev (2018), Devine et Ash (2022), Paluck et Porat (2021), Legault et Gutsell (2011), Macrae (1994), Al-Gharbi (2020), Cooley (2019), Haskell (2024), etc.].
Dynamiques sociales
Bien sûr que l’école et la société sont, comme l’écrivent les signataires, «traversées par des dynamiques sociales, des enjeux identitaires et des réalités économiques». La difficulté surgit quand l’universitaire, plutôt que de les documenter, verse dans une conception engagée, militante de son travail, dans un objectif de transformation de la société. S’il veut le faire, libre à lui, mais qu’il ne se réclame pas de la science. «Chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus de compréhension intégrale des faits», écrivait Max Weber il y a plus d’un siècle.
D’où vient la vague actuelle de politisation militante du travail universitaire? C’est la conjonction de l’héritage de Bourdieu («la sociologie comme sport de combat»), de Foucault (sa critique de tous les pouvoirs), du déconstructionnisme de Derrida, du relativisme, du postmodernisme, et des mouvements américains fondés sur les identités raciales, ethniques, de genre, etc. On est un dominant ou un dominé, un discriminant ou un discriminé, et l’individu est essentialisé, c’est-à-dire réduit à sa communauté d’appartenance.
Les signataires ajoutent qu’il serait «irresponsable» de ne pas préparer le futur personnel enseignant aux «situations de discrimination, de marginalisation et d’incompréhension culturelle qu’ils rencontreront inévitablement». Si les signataires se sentent à ce point investis du sens des responsabilités, je les invite à se préoccuper davantage des taux d’échec ahurissants des futurs professeurs à l’examen de français écrit obligatoire – ils enseigneront ce qu’ils ne savent pas faire eux-mêmes? À moins qu’on ne blâme l’examen, bien sûr –, des lacunes abyssales de leur culture générale, malgré de merveilleuses exceptions, et de la persistance, dans leur formation, d’approches fondées sur des idées plus que douteuses, comme l’effet bénéfique des technologies en classe, la construction par l’enfant de ses propres savoirs, et le caractère relatif de la connaissance.
Les signataires confirment aussi ce que je soutiens quand ils écrivent qu’un discours comme le mien vise à délibérément «affaiblir la légitimité» de l’université. Voilà qui sort de la bouche du cheval. On verse ici dans un conspirationnisme qui se drape dans la vertu. Je serais, disent-ils, au service «d’intérêts bien précis» (j’ironise: un «trumpisme» québécois peut-être?). Non, mon intérêt n’est pas de miner la crédibilité de l’université, mais de la rétablir. Il y a présentement un conflit entre deux universités au sein même de l’université moderne: d’un côté, celle des chercheurs de vérité et des diffuseurs de savoirs validés, et, de l’autre côté, celle des militants du redressage de ce qu’ils voient comme des torts. Et se revendiquer ouvertement, comme le font les signataires, d’un «contre-pouvoir intellectuel face aux récits dominants» montre quel camp ils ont choisi.
Le lecteur s’étonnera peut-être de cette propension du wokisme à nier sa propre existence. Il y a en effet là quelque chose de fascinant. Les marxistes d’antan, eux, étaient fiers de s’afficher. Pourquoi cette dénégation? Trois raisons: a) nier l’existence du wokisme évite d’avoir à le défendre; b) admettre qu’il existe et qu’il s’agit d’une idéologie viendrait miner la prétention des wokes de faire du travail authentiquement scientifique; et c) nier qu’il existe parce que, une fois instruit le procès de toute la société, on ne parvient guère à lui proposer une alternative crédible.
Il me fera plaisir de poursuivre le débat. Je ne me défile jamais.
Joseph Facal